Comme plusieurs stations touristiques des Caraïbes, Negril présente deux façades : l’une artificielle, cloîtrée derrière les clôtures barbelées des grands hôtels sur la plage, et l’autre locale, jamaïcaine, la « vraie » Negril avec ses falaises et ses résidents.
Bien sûr, la réalité n’est pas aussi tranchée, mais rares sont les visiteurs qui quittent le sanctuaire de leur tout inclus pour explorer les alentours. Les raisons sont multiples. Le principe même du tout inclus n’est-il pas d’offrir sur place tout ce dont les clients ont besoin? Par ailleurs, comment blâmer les vacanciers de leur sédentarité alors que les médias dépeignent le pays comme étant violent et corrompu?
À Negril, le rideau de palmiers le long de la plage constitue un véritable mur empêchant la plupart des touristes de voir plus loin. Pourtant, une simple promenade par-delà permet de découvrir un univers inattendu, bref de voyager.
Point de départ : la célèbre « Seven Mile Beach ». Au lieu de prendre la direction des hôtels qui s’étendent à perte de vue jusqu’aux anses voisines de Bloody Bay et de Long Bay, il suffit de partir en sens inverse, vers les falaises du West End.
À moins d’un kilomètre du Sandal’s, une des nombreuses chaînes tout- inclus, se trouve le Lea Maria Mini Mart Shop, tenu par Njeri Lee. « Lea », c’est le surnom que lui donnaient ses amies de Kingston lorsqu’elle était enfant.
Entrepreneure comme beaucoup d’autres femmes jamaïcaines (selon l’ONU, 60% des patrons en Jamaïque sont en fait des patronnes, le taux le plus élevé au monde), Njeri a vendu son salon de coiffure dans la capitale pour suivre son mari, lui aussi un homme d’affaires. « Je n’ai pas quitté à cause de la violence, en fait je m’ennuie de Kingston, je m’ennuie de l’action!, raconte-t-elle, tout sourire. Il ne se passe pas grand-chose ici… Mon objectif, c’est d’ouvrir un bar sportif, pour que ça bouge un peu plus! » À 30 ans, mère de deux enfants – Nevnico, 13 ans et Njaya, 8 ans – elle tient pour l’instant son magasin à une centaine de mètres en retrait de la plage.

Le Lea Shop est en fait le repaire des Jamaïcains qui vivent du tourisme. Les vendeurs ambulants viennent y acheter un patty, la collation par excellence, ou encore siroter une bière en économisant au passage une centaine de dollars (l’équivalent d’un peu plus d’un dollar canadien).
Jack Lindell, lui, préfère le rhum. Lorsqu’il termine sa journée de travail, c’est sur les chaises de Lea qu’il vient se reposer. Au début de la quarantaine, maçon le jour et chanteur occasionnel la nuit, Jack confiera à qui veut l’entendre son inquiétude de voir les jeunes devenir superficiels et violents sous l’influence de la nouvelle musique en vogue, le « dancehall ». « Ça n’a rien à voir avec le reggae!, déclare-t-il. Ça parle de fusils, d’argent, d’intimidation… »
Derrière le comptoir, comme la plupart des jeunes de sa génération, Nevnico regarde justement un vidéoclip dancehall sur son téléphone intelligent. « Les enfants dansent sur cette musique, et ce ne sont pas toutes les chansons qui ont des paroles violentes. Moi-même, je préfère le rythme du dancehall à celui du reggae, qui est trop lent pour moi ».

À son extrémité ouest, la Seven Mile Beach est vierge de tout bâtiment sur une distance d’environ cinq cent mètres. Un petit boisé longe la plage et c’est là que les habitants de Negril, familles, couples et adolescents, viennent se baigner.
Assis sur une branche d’arbre au ras du sable, un homme me fait signe d’approcher, un comportement commun aux abords de la plage, où des vendeurs clandestins offrent du cannabis et d’autres produits illégaux. C’est le cas de John Phidd (pseudonyme), qui me tend un sachet de ganja. Je refuse poliment, tout en étant curieux: pourquoi rester ici, où peu de clients – en pleine semaine de relâche aux États-Unis, les jeunes touristes abondent – sont susceptibles de se promener?
Il pointe, un peu plus loin, une petite fille d’une dizaine d’années pataugeant avec son dinosaure gonflable. « C’est congé à l’école aujourd’hui et je l’amène toujours à la plage les jours de congé », explique-t-il. En fait, John, 38 ans, est un réparateur ambulant de téléphones cellulaires. « J’ai avec moi toutes les pièces qu’il faut pour réparer différents types d’appareils… et je suis débrouillard. Mes clients parlent de moi à d’autres : le bouche-à-oreille, voilà toute ma publicité», dit celui qui espère éventuellement amasser assez d’argent pour s’acheter un local à la coopérative d’affaires.

« À part ça, je n’ai pas vraiment de plans; pour l’instant, tout mon argent va à ma fille, Tanise. Chaque jour, je lui donne 350 dollars jamaïcains (environ 4 dollars canadiens) pour sa journée à l’école. Le reste de ce que je gagne va pour la nourriture et le loyer. Je n’arrive pas à économiser. » La mère de Tanise vit à Ocho Rios – à trois heures de route – avec leur deuxième fille, Jamaïa, âgée de cinq ans. Une réconciliation des parents est peu probable. « Je préfère encore faire ma vie ici, à Negril, avec ma fille, que de retourner dans mon garrison (quartier) natal à Kingston. Là-bas, c’est une concrete jungle », dit-il, en référence à la chanson de Bob Marley. Le regard sur sa fille venue nous rejoindre, John philosophe. « Et puis à Negril, il y a de la diversité, il y a même moyen d’apprendre des langues étrangères ici! »
DU SABLE FIN AUX FALAISES
Au bout de la plage, on traverse le marché des artisans, où l’on croise Tom, le sculpteur de bois, et Dolores, qui vend chapeaux et camisoles. Après avoir franchi le pont de la rivière Negril et tourné à droite au rond-point, c’est le West End.

À la plage succèdent d’imposantes falaises et un décor à couper le souffle. Le soleil qui se couche sur l’immensité de la mer des Caraïbes a transformé l’extrémité ouest de l’île en une attraction touristique de renommée mondiale. En outre, le saut du haut des falaises, le « cliff jumping », attire à chaque jour son lot de vacanciers avides d’émotions fortes.
Une discussion avec les résidents du quartier fait rapidement comprendre que le clivage entre la station balnéaire et la zone urbaine de Negril n’a pas toujours existé. « À la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, les hippies débarquaient à Negril avec leur sac à dos et leur tente. Au petit matin, vous pouviez en trouver n’importe où, même dans votre cour! », rigole Martin Donalds, un entrepreneur de 48 ans ayant bâti plusieurs auberges et résidences dans le West End. « Dans les années quatre-vingt, les resorts ont changé la donne. Les voyageurs ont eu droit à plus de confort, mais c’est venu avec un climat d’avidité. C’est justement ce climat qui engendre la violence et la plupart des querelles ici à Negril. »
Ces querelles restent largement à l’abri du regard des touristes. L’avidité, elle, se manifeste au quotidien par l’insistance des vendeurs ambulants qui arpentent la plage et dont le touriste est le gagne-pain. De sorte qu’il n’y aucun danger à explorer le West End durant le jour. Au contraire, le voyageur y trouvera probablement un havre de paix!

« Il suffit d’un après-midi pour changer votre perception de la Jamaïque »
« Laissez-moi vous dire qu’il y a des endroits pittoresques partout sur l’île, pas seulement sur le bord de la mer! », lance d’entrée de jeu Angela Eastwick, 30 ans, propriétaire depuis deux ans d’une entreprise vouée au tourisme de découverte. « Je dis à mes clients : c’est correct d’explorer le pays, de jeter un coup d’œil partout! Par exemple, les jardins jamaïcains sont sublimes et les habitants en sont très fiers. Et puis, le Westmoreland, aux alentours de Negril, est le meilleur endroit pour les piscines naturelles, surtout à Brighton et à Little Bay. Elles sont magnifiques, remplies d’eau minérale des montagnes. Avec toutes sortes de légendes en prime! » ajoute-t-elle en souriant.

Le West End a séduit Angela alors qu’elle venait en Jamaïque comme touriste, il y a une dizaine d’années. « Les couleurs et les matériaux abondent; ici tout est bon pour confectionner quelque chose. Les Jamaïcains sont très créatifs et débrouillards! » L’auberge tenue par Angela, dont la palette de couleurs va du turquoise à l’orange vif, en atteste éloquemment. La jeune maman avoue toutefois qu’elle ne sort plus beaucoup, hormis une sortie occasionnelle au restaurant. « Je ne sais pas pourquoi, mais tous les bons restaurants à Negril sont dans le West End, probablement parce que c’est le quartier qui a le plus de personnalité. Sur la plage, vous trouverez surtout du poulet jerk et des langoustes. Ici c’est plus varié, vous pourrez même manger ital, la cuisine rastafarienne complètement végétarienne et biologique. »

En arrivant au pays, il y a cinq ans, Angela a vécu durant plusieurs mois dans un village rural, au sein d’une famille jamaïcaine. C’est là qu’elle amène ses visiteurs, pour leur faire découvrir les paysans, les écoliers, la cuisine locale « remplie de fruits et de légumes, très savoureuse! ». Le temps d’une journée, les voyageurs sortent de leur zone de confort. Angela n’y va pas par quatre chemins : « De quoi allez-vous vous rappeler si vous restez assis sur votre chaise-longue durant tout votre séjour? Il suffit d’un après-midi pour changer votre perception de la Jamaïque ».
Follow @Nic_PelCet article a été publié dans l’édition Juin 2015 du magazine Les Immigrants de la Capitale (Québec), à la page 17.
Posted by Nic735
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Vraiment intéressant ! Bravo !
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